Hommage à Herbert Maisl par Olivier Schrameck

 

Chers Fabien, Olivia, Delphine, Chère Madame,

En ces jours de choc intime et de tristesse profonde, vous m’avez confié la responsabilité, qui m’honore et m’engage, de vous parler d’Herbert dans sa vie professionnelle et publique qui s’est brutalement close. Mais vous m’avez aussi fait la confiance de m’autoriser à dire un peu plus encore sur la personnalité rare de cet ami qui est à la source de tant de mérites et de réussites.

Bien que connaissant son souci profond de discrétion, je m’y essaierai parce que c’est l’homme et pas seulement le juriste que j’ai eu la chance de pouvoir proposer à de hautes responsabilités, parce qu’aussi en une chaude après-midi de printemps passée à la campagne dans la maison d’un ami commun, il m’a longuement et personnellement parlé en des termes dont le souvenir est pour moi ineffaçable.

Au commencement, il n’est pas anodin de naître en 1942 d’un père juif et tchèque que le nazisme avait conduit à fuir une Autriche sous l’emprise et la maléfique séduction du nazisme pour trouver un refuge en France – bien précaire – à tel point que la salut n’est venu que d’un passage clandestin hors de notre pays. Il est d’autant plus significatif qu’Herbert se soit attaché de toutes ses forces et de tous ses talents à porter les valeurs et les responsabilités de notre pays alors que son père par une affirmation de volonté avait décidé en toute connaissance de cause de ne pas prendre notre nationalité non plus que de recouvrer celle dont il avait été déchu. Il avait ainsi entendu avec fermeté et courage malgré les difficultés, car telle était sa vérité, maintenir une condition d’apatride, vivant du maniement des chiffres et non des langues jusqu’à sa mort plusieurs décennies plus tard. Un tel exemple est indélébile et Herbert, qui lui resta profondément fidèle, en a intensément ressenti la force et l’exigence, celles de la mémoire et de l’authenticité.

Aucun des choix d’Herbert n’a marqué le refus de ce qu’il n’élisait pas. Laïque, Herbert l’était naturellement mais en homme de fois et j’espère que vous ne m’en voudrez pas mon père qui avez bien voulu accueillir ma parole dans votre église, si c’est au pluriel que j’entends le mot foi. Né au confluent du judaïsme et du catholicisme, il était allé bien au-delà, de la spiritualité subtile et complexe du Moyen-Orient si présente en ce lieu jusqu’aux sagesses dont l’autre bord du continent asiatique a fait éclore les source vives. Il fallait percevoir que derrière l’apparence lisse dont Herbert usait volontiers comme d’un bouclier protecteur, il y avait ce jaillissement d’interrogations, cette soif de tolérance et de compréhension, cette aspiration à l’au-delà des choses qui le conduisaient en cette église qu’il affectionnait plus que toutes, non pour prier mais pour se recueillir.

Etre profond et singulier, marqué dès l’origine par les diversités et la fragilité, il réussit pleinement à être reconnu par ceux et celles qui lui importaient notamment parce qu’il refusait de donner à la vie le goût du pouvoir et de l’argent. Pour lui, la vie était tout autre, musique humaine dont la sonorité du violoncelle, qu’il pratiquait de manière assidue, renouant avec sa jeunesse, se rapproche tant.

Herbert aura été professeur, recteur, conseiller du gouvernement puis Conseiller d’Etat. J’en témoigne devant vous : professeur par la vertu du concours et de la science acquise et transmise, il ne s’est jamais porté candidat aux autres fonctions. Il les a acceptées, bien qu’il ne fût pas militant, parce qu’elles lui étaient confiées par Lionel Jospin, qui lui apparaissait comme un modèle de l’action publique et personnelle.

Bousculant l’ordre chronologique d’une vie, je parlerai d’abord du recteur de Bretagne. C’était à dessein que je lui avais proposé de régir le monde scolaire et universitaire breton, région que je connais un peu et où je mesurais à quel point son esprit de dialogue, d’ouverture serait précieux notamment vis-à-vis de l’enseignement catholique privé dont la place est considérable et parfois même exclusive. Il s’en acquitta avec perfection et il en fut heureux. Il me semble même que l’homme public connut là la meilleure part de sa vie. D’abord il personnifiait l’Etat, il incarnait la République, au cœur de celle-ci l’éducation de la jeunesse, et sa perspicacité, sa finesse, sa fermeté aussi lorsqu’elle était nécessaire, ont fait merveille. Herbert Maisl aura été un grand recteur.

Auparavant et au-delà, il aura été un grand professeur parce qu’en lui les vertus pédagogiques s’alliaient intimement au goût de la recherche et à la découverte de territoires juridiques nouveaux.

Elève du professeur Charlier il s’attacha sous la direction de Prosper Weil à une remarquable thèse sur les délégations de compétences en droit public français. Affecté à la suite du concours d’agrégation à Orléans, il devint une année plus tard un bien jeune doyen.

Après Nanterre, c’est à Paris I Panthéon-Sorbonne qu’il rejoint la cohorte d’une génération illustre de professeurs de droit public qui ont fait l’excellence de cette université. Herbert Maisl fut d’emblée reconnu comme le maître d’une discipline nouvelle, le droit de la communication, et notamment de ses formes les plus neuves et aujourd’hui encore les plus actuelles, celui de la communication électronique.

Avec son collègue et ami Jérôme Huet, il avait perçu avant tous que c’était là pour le juriste un enjeu social de première grandeur : libéralisation des données, interconnexion des relations, protection du droit d’auteur et de la vie privée ; il était la référence et il poursuivit ses recherches jusqu’au bout avec le professeur Chatillon. A l’heure où l’e-administration et l’e-gouvernement dessinent une révolution technique qui peut être comparée à la révolution industrielle du 19ème siècle, Herbert est entré de plain pied dans l’innovation et la modernité avec à coeur la défense et illustration des libertés publiques et privées. Son traité du droit des données publiques comme le code annoté de la communication marquent avec tant d’autres contributions écrites, interventions dans des colloques, son exceptionnelle capacité d’anticipation et d’investigation juridiques.

Mais il était aussi pédagogue ; il aimait profondément le contact avec la jeunesse qu’il retrouva dans l’équipe de Lionel Jospin, au Conseil d’Etat et au sein même de sa famille où il était un grand-père attendri et attentif.

Ses années de conseiller pour l’enseignement supérieur auprès de Lionel Jospin, en collaboration étroite avec son ami Michel Braunstein, conseiller à l’enseignement scolaire, furent sans doute pour lui, malgré son admiration pour le chef du gouvernement, plus difficiles. Si doué qu’il était de perspicacité, si capable de réserve et d’un humour parfois caustique dont le trait souriant perçait sous des paupières à dessein légèrement closes, il n’en était pas moins trop sensible aux frottements des enjeux du pouvoir. Devenu pourtant le pair des grands administrateurs de l’Education nationale qui avaient fait alors le renouveau de ce ministère, il était trop atteint par des avanies personnelles qui ne l’épargnaient guère dès qu’il usait à bon droit de sa qualité de conseiller pour déconseiller.

Heureusement il trouvait dans l’équipe de Matignon les amitiés et les solidarités auxquelles il resta toujours fidèle, les approfondissant même comme avec Thierry et Isabelle Giami.

Le 31 janvier dernier, il était assis à mes côtés, à l’invitation de Jean-Marc Sauvé, parmi ceux, nombreux, qui, ayant participé à cette équipe, étaient venus du Conseil d’Etat ou l’avaient rejoint. Le 13 février il s’était engagé à retrouver comme chaque année la chaleureuse bande qui se réunissait depuis 10 ans autour de Lionel Jospin après le coup de tonnerre de 2002. Inopinément, il manqua à l’appel.

J’en viens ainsi tout naturellement au Conseil d’Etat. Herbert, je l’avais très vite perçu, y avait naturellement sa place. Enrichissant par sa participation aux tâches du contentieux, sa vocation de développement de nos libertés publiques, il fut au sein de la Section de l’intérieur un passeur entre le Palais-Royal et l’Alma Mater, notre Université, rapporteur de tant de textes importants dont le projet de loi de programme pour la recherche et le projet de loi relatif à la gouvernance et aux nouvelles compétences des universités.

Il développa une activité de coopération tournée notamment, ce qui ne vous étonnera pas, vers l’Asie, du Liban à la Chine. Il participa activement au sein de la Section du rapport et des études à une importante étude sur le droit de la communication. La présence parmi nous de Jean-Marc Sauvé qui dirige notre institution atteste cette activité intense, qu’il aura développée aussi auprès de tant d’autres de nos institutions publiques de la CNIL à la CADA, de l’Institut d’études politiques de Rennes qui lui doit tant à celui de Grenoble dont il présidait le Conseil d’administration.

Chacun de ses enfants aura reçu ces empreintes multiples que ce soit le goût des nouvelles technologies, la capacité à enseigner ou l’attrait des horizons lointains. Il veillait aussi sur sa nièce qui à son tour faisait l’apprentissage du droit.

Sur lui-même auquel il convient de revenir, je voudrais dire pour moi l’essentiel.

Herbert, discret sur lui-même était parfaitement ouvert aux autres, il l’était d’abord aux étrangers et la tâche qu’il assura jusqu’au bout de Président de section à la Cour nationale du droit d’asile, l’illustre. Il avait entendu le commandement qui résonne de l’Exode au Deutéronome : « La loi est une pour l’indigène et pour l’hôte qui est hébergé au milieu de vous » et encore « Tu ne molesteras pas l’hôte et tu ne l’opprimeras pas, car vous avez été des hôtes au pays d’Egypte. »

Herbert en imposait non par l’ostentation mais par la distinction et le maintien. Il n’aimait pas le combat mais il faisait face.

Herbert était discret mais il était séducteur.

Et la mort est venue.

La mort, il l’avait déjà rencontrée au milieu de sa vie, et ce face à face l’avait ancré dans la spiritualité.

Il savait que le vent souffle où il veut, qu’il n’est pas toujours Paraclet.

Et son souffle aura brutalement et précocement éteint la flamme de sa vie, malgré les ultimes efforts de l’admirable équipe du pavillon Babinski de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

Mais Herbert n’aura ainsi pas connu le crépuscule, le dur affaiblissement des capacités du corps et de l’esprit et il aura été de celles et ceux qui, pour avoir largement franchi le méridien de leur vie, n’en trouvent pas pour autant l’aurore de la jeunesse moins belle.

Il aura cultivé le savoir, l’aura enrichi et transmis, il aura servi la République et la République l’aura reconnu au travers de la place qui fut la sienne au coeur de ses institutions.

Jusqu’aux derniers moments, il aura gardé les yeux ouverts. Et il n’aura succombé qu’à l’inexorable.

Son dernier rendez-vous avec la vie publique était avec la justice, celle du droit d’asile, et il connaissait assurément cette injonction du Pentateuque « C’est la justice oui, la justice que tu dois chercher à atteindre afin que tu vives ».

Herbert était un juste et personne d’entre nous ici présent et bien au-delà, tous ceux si nombreux qui ont su apprécier la chance de le rencontrer, de le voir et de l’entendre vivre, ne l’oublieront assurément, jamais, en coeur et en esprit.